Les fondements gnoséologiques de la liberté
De toutes les œuvres écrites par Rudolf Steiner, Philosophie de la liberté (1894) restera comme la pierre de l’édifice de toute sa vie. Comme il confiera à Walter Johannes Stein (philosophe autrichien, pionnier de la diffusion de l’anthroposophie et historien du courant historique du Graal) qui lui demandait ce qui subsisterait de son œuvre dans quelques siècles : « Rien !… Sauf La philosophie de la liberté, mais à partir d'elle, le reste peut être retrouvé. ». C’est dire si cet ouvrage était absolument central à ses yeux ! Au chapitre X, de son autobiographie (1) parue à la fin de sa vie, il nous confie ceci :
" Lorsque je revois les trois premières décennies de mon existence, j'ai l'impression de les avoir menées jusqu'à un certain aboutissement. A la fin de cette époque je partis pour Weimar où, pendant près de sept ans, j'allais travailler aux Archives de Goethe et Schiller. Le temps passé à Vienne, depuis mon premier voyage à Weimar jusqu'à mon installation dans la ville de Goethe, peut être considéré comme une période où j'ai, dans une certaine mesure, pu trouver une conclusion aux aspirations profondes de mon âme. Cette maturation allait conduire à l'élaboration de ma « Philosophie de la Liberté». Un aspect essentiel de ma conception d'alors concernait le monde sensible qui, pour moi, ne constituait pas la véritable réalité. Dans mes écrits et articles de cette époque, je n'ai jamais manqué de souligner que la vraie réalité appartient à l'âme, grâce à l'action de la pensée qu'elle ne puise pas dans le monde physique, mais qu'elle exerce sous forme d'une activité affranchie de toute perception sensible. Je considérais que grâce à cette pensée « libérée des sens » l'âme pouvait participer à l'essence spirituelle du monde. Mais j'insistais également, et avec force, sur le fait que l'homme, vivant dans cette pensée libérée des sens, a pleinement conscience de puiser à l'essence spirituelle fondamentale de toute existence. Parler des limites de la connaissance c'était, selon moi, avouer que l'on n'avait pu expérimenter en esprit la véritable réalité, d'où il devenait impossible de retrouver cette dernière dans le monde perceptible. Je voulais montrer que ce n'est pas en se frayant un passage vers l'extérieur que l'on trouve la vraie réalité, mais par une démarche conduisant vers la vie intérieure de l'homme. Celui qui s'efforce de percer vers le dehors pour constater l'impossibilité d'un tel cheminement, invoque alors des « limites de la connaissance». Or, cette impossibilité n'est pas due à la limitation, chez l'homme, de la faculté de connaître; elle s'explique par le fait que la recherche porte sur une chose dont toute introspection sérieuse prouve l'inexistence. En poussant plus avant dans le monde des sens, on cherche en quelque sorte un prolongement du sensible au-delà du monde perçu; C'est comme si, vivant dans des illusions, nous voulions aller chercher dans de nouvelles illusions les causes des premières. Le sujet de mon raisonnement était alors le suivant: dès sa naissance et tout au long de son existence l'être humain développe son besoin de connaître le monde. Il parvient d'abord à la contemplation du sensible. Mais ce n'est là qu'une démarche préliminaire à la connaissance. La perception ne permet pas de dévoiler tout ce que contient le monde. L'essence du monde est cachée; dans un premier temps, l'homme n'accède pas jusqu'à cette essence. Il demeure d'abord fermé à une telle réalité. Tant que l'homme s'en tiendra à la seule perception sensible, il se trouvera toujours face à un monde illusoire.
Par contre, si au fond de son être la pensée libérée du sensible vient se joindre à cette perception sensorielle, l'illusion s'imprègne de réalité; elle cesse d'être une simple illusion.
L'esprit humain, prenant conscience de soi, rencontre alors l'esprit du monde, qui ne se dissimule plus derrière le sensible, mais apparaît comme agissant au sein même de celui-ci. Je considérais que l'homme peut parvenir lorsqu'il progresse et s'élève de la perception sensorielle à l'expérience de la pensée libérée du sensible. La contemplation de l'idée au sein du réel constitue la vraie communion de l'homme.
La pensée a la même importance à l'égard des idées que l'oeil à l'égard de la lumière, ou l'oreille à l'égard des sons. C'est un organe de perception. Il m'importait peu, à cette époque, de décrire le monde de l'esprit; je voulais démontrer que la nature perçue par nos sens est d'essence spirituelle, et exprimer qu'en réalité la nature est esprit. Le destin m'avait conduit à me confronter avec les théories de la connaissance en cours. Les philosophes supposaient au départ une nature dépourvue d'esprit, et se donnaient pour tâche d'examiner dans quelle mesure l'homme a le droit d'élaborer en lui-même une image spirituelle de la nature. Je leur opposais une toute autre théorie de la connaissance. Je voulais montrer que l'homme, en pensant, n'est pas un spectateur qui se forme, du dehors, des images de la nature, mais qu'il se trouve en pensée dans les choses mêmes, participant ainsi à leur essence grâce à l'expérience réalisée par l'acte de connaissance.
C'est encore mon destin qui m'a amené à élaborer mes propres conceptions à la suite de celles de Goethe; lui aussi avait aspiré à une conception spirituelle du monde. A maintes occasions il met en évidence le caractère spirituel de la nature. Je tenais ensuite à expliquer mon idée concernant la liberté. Tant que l'homme agit sous la poussée de ses instincts, désirs et passions, etc ... il n'est pas libre. Dans ce cas ses actes sont déterminés par des pulsions devenues aussi inconscientes que les impressions du monde sensible. Ce n'est cependant pas encore sa véritable nature qui agit. Son humanité profonde ne se dévoile pas à ce niveau, pas plus que l'essence de la nature ne se révèle à l'observation purement sensible. Le monde sensible n'est pas vraiment une illusion, mais le devient par le fait de l'homme. Ce qui en lui est spirituel n'agit réellement que si les mobiles d'action sont puisés dans le domaine de la pensée libre et affranchie du sensible, sous forme d'intuitions morales. A ce niveau, c'est lui qui agit et non quelque chose d'autre. Il est alors un être libre, un être qui agit de sa propre initiative. Je voulais montrer qu'en refusant d'admettre la pensée dégagée des sens comme étant un élément purement spirituel dans l'homme, on ne pourra jamais comprendre ce qu'est la liberté; or cette compréhension se fait dès l'instant où l'on a saisi la réalité de cette pensée affranchie du sensible. Il s'agissait moins pour moi de décrire le monde spirituel dans lequel nous faisons l'expérience de nos intuitions morales, mais bien plutôt d'avoir à souligner le caractère spirituel de ces intuitions : « L'esprit libre agit selon ses impulsions propres, c'est-à-dire selon des intuitions que la pensée choisit parmi l'ensemble de ces idées». Celui qui ne se tourne pas vers un monde purement spirituel, et donc ne pourra justifier cette première phrase, ne pourra pas davantage admettre pleinement la seconde. Or, la Philosophie de la Liberté contient un bon nombre de passages se référant à la première thèse, par exemple: « Le stade le plus élevé de la vie individuelle est celui de la pensée conceptuelle sans rapport avec un quelconque contenu perceptif. Nous déterminons le contenu d'un concept par une intuition pure, nous le tirons de la sphère idéelle. Un tel concept n'a de rapport avec aucune perception donnée». Il s'agit ici de «perception sensible». Si j'avais voulu parler, à cette époque, du monde de l'esprit, et non pas seulement du caractère spirituel des intuitions morales, j'aurais dû tenir compte du contraste qui existe entre une perception sensible et une perception spirituelle. Mais il m'importait alors seulement de souligner le caractère non-sensible des intuitions morales. "
Voici remarquablement exposé ce qu’il esquissera par écrit dès 1892 à travers sa thèse de doctorat Vérité et science et plus largement dans Philosophie de La Liberté (1894) alors qu’il avait 33 ans ! Kant encore considéré en son temps comme le père fondateur de la théorie de la connaissance développait l’idée suivante : scinder la connaissance en deux parties : Les phénomènes d’une part, les noumènes inaccessibles d’autre part, et il fait ceci aussi avec le sujet, en distinguant le sujet en soi inconnu : le Je transcendantal, du sujet connu : le je empirique. Mais si l’objet en soi et le sujet en soi étaient vraiment inconnaissables, tant notre conscience, que notre soi-conscience seraient alors illusoires ! Le contenu du monde nous est originairement donné sous une forme incomplète, une forme qui ne renferme pas la totalité de ce contenu , mais qui possède au contraire une seconde partie essentielle qui est produite par la pensée. Les deux réunies forment la réalité par l’acte de connaissance. C’est bien le Je individuel qui pose l’acte de connaissance d’une part, bien que la pensée la plus pénétrante ne peut , dans n’importe quel domaine, avoir d’effets fructueux si elle n’accède pas à la forme conceptuelle juste (on dira la catégorie, l’idée) qui complétant le donné (la perception ) nous livre la réalité. Pour reprendre le mythe de la Caverne, Kant s’est arrêté à l’homme enchaîné dans un Royaume où seules les ombres de la réalité et de soi lui parviennent. Mais comme le suggérait Platon, initié aux anciens Mystères, plus l’Homme remonte vers la source lumineuse des pensées et du monde spirituel plus il est en capacité de contempler la vraie réalité : sensible mais aussi suprasensible comme nous le verrons. Le fait mystique d’une part, les longues traditions ésotériques orientales comme occidentales remontant aux philosophes grecs d’autres part démontrent une réalité par-delà le monde des sens. Si le donné immédiat (percept) et la forme conceptuelle correspondante sont réunis par le Je dans le processus de connaissance, l’union de ces deux éléments de la réalité qui sont autrement toujours séparés dans la conscience ne peut être produite que par un acte de liberté. L’opposition entre sujet et objet, ou entre l’esprit et la matière, on la projette en général sur le monde, au point d’en arriver à croire qu’elle est le fruit de la manière dont est fait le monde, et non pas, comme il serait juste, de la façon dont nous, nous sommes faits, de la manière dont le sujet appréhende l’objet. On se demande quel rapport il y a, en dehors de l’homme, entre l’idée et la réalité sensible, sans considérer qu’en dehors de l’homme, il n’y a aucune réalité sensible privée d’idée. Seul l’homme peut en effet séparer l’idée du monde sensible et se représenter ensuite une nature privée d’idée. L’énigme du monde et celle de l’homme ne sont donc qu’une et même énigme ! Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde, connais le monde et tu te connaîtras toi-même » !
Pour Goethe, la connaissance est vraie seulement quand elle est féconde : à savoir quand elle parvient à améliorer autant l’homme que le monde (Chap.9 de son Autobiographie) : Steiner s'est rattaché à l'idée d'évolution de Darwin qu'il a qualifié "d'acte spirituel le plus important de la seconde moitié du 19ème", tout en poursuivant sa démarche pour ce qui est des possibilités d'évolution psychique et spirituel de l'être humain, donc dans son domaine à lui. Cela l'a conduit, selon sa propre expression, à la pensée de la réincarnation de l'esprit humain, et il en appela pour ce faire à la pensée en métamorphose de Goethe.
Lessing en avait envisagé l'issue en conclusion de son Education du genre humain dans laquelle il reliait l'idée d'immortalité à celle de réincarnation. Il existe donc pour Steiner, au sein du monde dont on peut faire l'expérience, une expérience spécifique que l'on fait dans sa propre pensée quand on "accueille" et non pas quand on fabrique des concepts et des idées qui, seuls, rendent compréhensibles les données des sens : La pensée, en effet perçoit la cohérence des données de la même façon que les organes sensoriels perçoivent ces données elles-mêmes. Pour résumer : Les monismes abordés donc dans sa Philosophie de la Liberté comme positions philosophiques peuvent finalement prendre 3 formes :
1– Seules existent la matière et les énergies mortes qui accompagnent celles-ci. La première conception est celle que défendent aujourd'hui la plupart des scientifiques ( du moins officiellement = matérialisme ). La matière contient déjà l'esprit; elle est capable de s'auto-organiser comme le définit la biologie actuelle, cachée sous la formule "d'auto-organisation de la matière".
2– Seule existe la conscience, et le monde que nous percevons n'est là qu'à titre hypothétique, car tout est esprit. La deuxième conception a été soutenue par Berkeley et Kant = réalisme transcendantal et/ou métaphysique.
3 -En dehors de l'être humain, le monde appréhendé par le corps et le monde appréhendé par l'esprit ne sont pas séparés. En l'homme, cependant, ils apparaissent comme une dualité et doivent être de nouveau réunis par lui : c'est en cela que consiste l'activité de connaissance : Alors que les deux premières forment représentent des formes statiques, la troisième est dynamique, c'est celle que défend Steiner : le monisme est le contenu UN du monde. Dans l'homme, ce contenu "Un" se dissocie pour apparaître de façon dualiste, d'un côté : comme donné sensible (perception des phénomènes),, de l'autre, dans le penser humain (concepts). L'acte de connaissance, chaque fois neuf consiste à réunir ces deux aspects de la réalité.
La science de cette liberté une fois introduite par la gnoséologie s’ouvre alors le champ de la réalité de la liberté : Est-ce pour cela que tous ceux qui nient la liberté nient aussi le sujet ? À partir du moment où il s’agit d’une même réalité, l’on ne peut pas nier la liberté sans nier le sujet et l’on ne peut pas nier le sujet sans nier la liberté.”. Une action est morale seulement quand est moral le sujet qui l’accomplit ; et le sujet qui l’accomplit est moral seulement quand c’est vraiment le sujet, à savoir le Je. Il ne s’agit donc pas de soutenir le Je par les principes moraux ( des Commandements “divins” par exemple) , mais bien plus de soutenir les principes moraux par le Je.
Tout comme sur le plan juridique, on fait dériver de la loi les soi-disant « règlements d’exécution », de même, sur celui moral, on fait dériver de la loi, des principes ou des commandements, toute une série de préceptes visant à régler les comportements quotidiens. Selon Soloviev, un but de la morale est justement celui d’unir les êtres spirituels par un lien libre et profond, et l’unique lien de ce type, qu’est l’amour.
Ce qui signifie que l’amour est vraiment seulement l’amour quand le Je est vraiment le Je. “ La nature ne fait de l’homme qu’un être naturel ; la société en fait un être qui agit selon des lois ; mais un être libre, il ne peut le faire que de lui-même ».(R.S)
La moralité d’un collectif dépend donc de celle des individus qui le composent. Une vraie socialité ne peut pour cette raison exister que dans une communauté « d’esprits libres ». Vivre dans l’amour de l’action et laisser vivre dans la compréhension de la volonté d’autrui, c’est la maxime fondamentale des hommes libres ! Si le monde spirituel ou des idées est Un, les intentions les plus profondes de deux « esprits libres » ne peuvent en effet que concorder. Un homme libre n’exige pas d’un autre, une concordance, mais il l’attend, puisqu’il sait bien qu’elle est inhérente à sa nature la plus profonde et la plus vraie. En mettant la pensée en mouvement, le Je peut en effet saisir ce mouvement pendulaire vivant qui remonte sans cesse, par voie inductive, de l’individuel à l’universel et descend, par voie déductive, de l’universel à l’individuel.
La connaissance nous donne la vérité, la vérité nous donne la liberté, et la vérité et la liberté nous donnent « l’esprit libre », à savoir l’être humain :
« Liberté ! nom accueillant, nom humain, toi qui contiens en toi tout ce qui est cher à la moralité, que mon humanité estime au plus haut point et qui ne fais de moi l'esclave de personne, toi qui ne te contentes pas de poser une loi, mais qui attends ce que mon amour moral reconnaîtra lui-même comme loi, parce qu'en face de toute loi qui ne lui est qu'imposée il se sent non-libre. » (Philosophie de la liberté– p.168 aux Editions Novalis
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Hommages à Lucio Russo (philosophe italien et historien des sciences et grand connaisseur de l’anthroposophie et de la Philosophie de la Liberté qui a consacré sous forme dialectique une remarquable synthèse dudit ouvrage qui nous aura permis de rendre clair certains concepts de Rudolf Steiner; Il a laissé un ouvrage aux Belles lettres : Notre culture scientifique: Le monde antique en héritage) . Rudolf Steiner qui aura eu le mérite de réhabiliter une philosophie moniste réaliste où le dualisme apparent illusoire de notre condition humaine disparaît devant la nature spirituelle du monde des idées (concepts).
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